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Photographie : l’âme d’un architecte au château de Tours

Dix ans après sa disparition, une exposition est consacrée à Lucien Hervé, photographe attitré du Corbusier et bâtisseur de l’ombre. Des images de masses et de volumes qui n’évitent pas la figure humaine. Un beau cadeau de Noël, livré par le château de Tours, et qui donne à voir l’œuvre considérable d’un artiste méconnu.

 

Deux prénoms pour faire un nom. «Lucien Hervé» pour Laszlo Elkan, de son vrai patronyme, né en 1910 dans une famille bourgeoise, en Hongrie. Comme Gyula Halasz ou Endre Ernö Friedmann, il fait partie de cette génération en exil, plus connus respectivement sous les noms de Brassaï et de Robert Capa, formant à eux seuls une histoire de la photographie déracinée. Lucien Hervé, à qui la Galerie Maubert, à Paris, avec une trentaine d’images, a rendu hommage dernièrement, est exposé au château de Tours avec plus de cent soixante tirages modernes et de nombreux documents. Son itinéraire fait récit.

 

A 18 ans, il quitte son Danube natal pour des études en économie à Vienne, tout en prenant des cours de dessins. En 1929, il s’installe à Paris. Il n’a encore jamais touché un appareil photo. Cinq ans plus tard, il «fait le photographe» pour le journal Marianne. En 1937, le Hongrois obtient la nationalité française. Mauvaise pioche.Deux ans plus tard, c’est la mobilisation. Le voilà prisonnier à Dunkerque, envoyé en Prusse orientale, il s’évade, rejoint l’Armée secrète à Grenoble et adopte le nom de Lucien Hervé. Définitivement.

 

Au lendemain de la guerre, il reprend son activité de photographe et entame une série originale sous le titre de «PSQF» (Paris sans quitter ma fenêtre), croquant le tout-venant en bas de chez lui, depuis son studio. Des cyclistes bravant le pavé, flottant au-dessus de l’ombre de leur vélo, une esplanade, des passants éphémères, un réverbère sous la neige. On remarque d’emblée un sens du cadrage et la traque des contrastes, une inspiration puisée dans le constructivisme russe et allemand appréhendé dans ses études viennoises.

 

Photographe du Corbusier

Lucien Hervé ; Corbusier ; photographe1949 marque un tournant : il descend à Marseille visiter l’Unité d’habitation du Corbusier et envoie d’un trait six cents cinquante clichés en noir et blanc à l’architecte. La messe est dite : il sera l’archiviste et le photographe attitré du Corbusier. Et de virer alors en globe-trotter de l’image, aux basques des chantiers : l’Unesco, à Paris ; le Centre du Congrès, à Bienne, en Suisse ; un chantier naval, à Barcelone ; la maison des infirmiers, à Helsinki, l’Inde… Soixante dix ans plus tard, son nom demeure indissociable des bâtisseurs du XXe siècle.

 

Chaque fois, Hervé joue avec les angles, embrasse les jeux de poutres, apprivoisant les reliefs dans un entrelacs de barres d’acier, de passerelles et de madriers, l’œil aux aguets des structures. D’un bloc de béton à l’autre, d’un échafaudage, d’une charpente à une colonne (jusqu’à celles du Parthénon, à Athènes), il jongle avec les équilibres et les formes. Sorte de poète de la géométrie, caressant les volumes, les courbes et les lignes tranchantes.

 

Malgré son appétence pour les masses et les matériaux, il n’est pas rare d’apercevoir dans ses clichés la présence fugitive d’une figure humaine, celle du « vivant ». Ici, des ouvriers au labeur, funambules à la petite semaine, des enfants ou un vieillard dont la gestuelle est l’occasion de jouer encore avec les effets graphiques, là, une silhouette ou un profil (Le Corbusier lui-même, à Marseille) rejeté sur le bord du cadre, qui glisse de l’ombre à la lumière (ou inversement), là encore un alignement de simples jambes de touristes au Louvre dont les reflets dans un bassin livrent les visages, cadrés au centimètre près. C’est que Lucien Hervé n’est pas qu’un croqueur de bâtisses, mais plutôt un entiché des formes et des hasards mesurés, calculés. Il compose, négocie avec le sujet. En témoignent ses images en couleur lorsque, atteint par la sclérose en plaque, dans les années 1970, le photographe, se déplaçant de moins en moins, fait de son appartement le sujet majeur de son objectif. Ça reste affaire de mouvements, d’impressions fluides et d’harmonies qui vont, viennent, s’accrochent, repartent vers d’improbables ailleurs.

 

Une exposition incontournable pour les photographes aguerris, les amateurs d’histoire aussi, et une belle entrée en matière pour les parents qui souhaitent expliquer à leurs enfants ce qu’était la photographie avant l’arrivée du numérique.

 

«Lucien Hervé, géométrie de la lumière»,
château de Tours, 25, avenue André-Malraux, Tours,
jusqu’au 27 mai 2018. www.tours-tourisme.fr

Jean-Michel Véry

Journaliste à Politis, à Europe 1, au Petit Vendomois, rédacteur "tourisme" à Néoplanète, pigiste au Figaro et à l'Optimun.

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