Marion des chênes, amour secret de Ronsard
Un roman de Henri Boillot
II – Les deux Jacques
Où l’on entend parler du « piquant » François Rabelais et d’une « bonne famille du Vendômois ».
Le même jour, à la même heure, un gamin de quinze ans, essoufflé d’avoir couru comme cheval au trot, vient agripper la manche d’un jeune homme à la sortie de la première messe en l’église cathédrale du Mans.
– Monsieur Jacques ! Ils arrivent ! Ils arrivent ! Ils sont à la Croix de pierre !
– Déjà ! Faut-il qu’ils aient quitté Glatigny bien tôt… Viens Jacquot, partons vite à Saint-Vincent, les moines seront surpris, eux aussi.
Alternant marche et pas de course derrière l’adolescent, le secrétaire particulier de l’évêque passe la porte du vieux château et remonte le faubourg Saint-Vincent qui mène à l’abbaye. Le chemin, bordé de vignes et de vergers, suit la pente en longeant le petit mont Barbet d’où les Anglois prirent la ville avec leurs canons il y a plus d’un siècle. S’ils se retournaient alors, les deux garçons verraient les flèches et les toits du transept de l’église cathédrale au-dessus des murailles. Mais le temps presse : ils veulent être là-haut avant le chariot qui transporte le corps pour assister à son installation dans la chapelle ardente. Jacques espère aussi que François Rabelais est du voyage, qu’il a ramené lui-même son protecteur jusqu’au Mans. Il a tant entendu parler du « piquant » médecin-écrivain chez Jean de l’Espine, l’astrologue manceau, qu’il voudrait bien le voir en personne. On dit qu’il n’a pu garder la vie sauve que sur l’intervention de l’évêque et de ses frères. Les Du Bellay oublient son impertinence à l’égard des puissants car ils goûtent fort ses histoires, leur justesse, leur drôlerie !
Un vacarme de bois et de fer grinçant surgit dans la grande cour de Saint-Vincent. C’est le chariot qui arrive, roulant lourdement sur les pavés grossiers. Tout ce que compte l’abbaye de serviteurs, enfants de chœur, clercs, petits et grands abbés, cuisiniers et marmitons est dehors, presque en rangs d’oignons… Une soixantaine d’hommes au bas mot. Jacques et Jacquot se fondent dans la masse ; ils ont du mal à cacher leur excitation. Mais, comme les autres, ils seront déçus : la toile qui abrite et cache le cercueil n’a pas même été levée au terme du voyage et les cavaliers qui forment l’équipage maintiennent le groupe à bonne distance, un peu fiers – semble-t-il – de la mission qu’on leur a confiée. Et puis, ils n’aperçoivent ni gentilhomme, ni figure noble autour du convoi. Rabelais et les autres arriveront sans doute plus tard.
Pour l’heure, on referme les épaisses portes du monastère tandis que s’allument plus de cent cierges en l’abbatiale et qu’on boute le feu aux encensoirs. Jacques sourit en lui-même. Il en faudra de l’encens, pour estomper l’odeur tenace qui parvient à s’échapper de la boite pourtant bien close. Et le corps a été embaumé !
Jacquot l’a suivi dans l’église, profitant du passe-droit de son aîné. Peletier doit approcher le cercueil pour rendre compte de son état à monseigneur Du Bellay. Ils se recueillent à genoux, récitant un Salve Regina, avant de sortir par le côté du logis de l’abbé. Il est 10 heures, une âcre odeur de poisson frit s’échappe par la porte de la tour d’escalier. Un vendredi de carême comme les autres. « Tout à l’heure, tu viendras aux cuisines de l’évêché : je te ferai donner une perche pour tes parents » promet Jacques que ce fumet, malgré tout, a mis en appétit.
Dans la ville qu’ils ont regagnée tranquillement, l’animation du matin est à son comble aux abords de Saint-Julien. Installés à même le sol, les innombrables marchands venus des faubourgs et de la campagne proposent les dernières pommes et les courges serrées dans les caves, les poissons de la Sarthe ou de l’Huisne, de petites jarres d’un cidre qui râpe le gosier. Place Saint-Michel, une échoppe vend du vin « à pot renversé ». Les bourgeois du Mans trouvent aussi par là des œufs, du lait, des fromages et toutes sortes de crèmeries, près de la table de pierre antique qu’on nomme «pierre au lait».
Laissant Jacques Tahureau rentrer chez lui en la rue de Saint-Flaceau qui longe le rempart, Jacques Peletier pousse la grille de l’évêché. En plus des préparatifs protocolaires des obsèques de lundi, il lui reste un travail d’importance, celui d’organiser la cérémonie de tonsure d’un garçon à peine majeur qui profite de sa venue pour prêter serment. « Un peu tôt pour entrer dans les ordres, » – se dit-il – «moi qui me trouve déjà trop jeune pour passer mes journées près d’un évêque…Celui-là n’a pas vingt ans !»
Cependant, l’enquête qu’il a dû faire à la demande de son éminence l’a conforté. Ce Pierre de Ronsard est d’une bonne famille du Vendômois : son père fut le tuteur des enfants du roi gardés en captivité par Charles Quint. Et c’est par la cause d’une affection soudaine de l’ouïe que le fils a dû délaisser la carrière des armes. Dans sa lettre envoyée voici un mois, Loys de Ronsard signale aussi un goût certain pour les lettres et la poésie, qui – assure-t-il – « ne l’empêchera en rien de servir au mieux les intérêts de l’Église.» Voilà une information que Jacques a appréciée à sa juste valeur. Lui-même est féru de poésie. Il s’est lancé dans une traduction de l’Art poétique du grand Horace. Depuis l’ordonnance du roi signée en 1539, le statut du français en tant que langue officielle donne des ailes à de nombreux humanistes et à leurs apprentis. Fort du soutien épiscopal sur lequel il sait pouvoir compter, Jacques ne se refuse donc aucun espoir dans cette voie.
III – Jardins d’amour
Où l’on visite le nouveau château de Ponsay (*), voisin de celui de La Flotte
Les deux nouveaux compagnons marchent côte à côte sur le sol mouillé du bois qui relie le domaine de La Flotte à celui de Ponsay, juste au-dessus du cours du Loir. La fin de l’hiver est humide, leurs bottes sont déjà maculées de la boue des ornières, si nombreuses qu’ils ne peuvent toujours les éviter. Enfin, le soleil finit par percer, lançant de pâles rayons à travers les branches dénudées. La journée devrait être lumineuse, bien que froide encore.
– Pierre, l’as-tu déjà fait ?
– Quoi donc ? demande Ronsard en prêtant l’oreille.
Joachim éclate de rire et parle plus fort.
– Mais l’amour, pardi ! As-tu connu le plaisir de l’amour ?
Pierre a sursauté. Joachim n’a pas l’air de tourner trop longtemps ses mots en bouche ! De deux ans son aîné, sans plus de père ni mère, il l’a peut-être déjà «fait» comme il dit. Le ton de sa question ne tromperait personne. Mais serait-ce aussi beau que dans les songes de Pierre ? Le jeune homme voit toujours la même femme, comme décrite par le poète Villon qu’il a découvert dans la bibliothèque léguée par son oncle Jean, tant humaniste qu’homme d’église, mort quand il n’avait que 10 ans : « le front lisse, cheveux blonds et sourcils arqués, un beau nez droit, de belle lèvres vermeilles, de gentes épaules menues, les bras longs et les mains délicates, de petits tétins, des hanches charnues, élevées, propres, bien faites… »
* Aujourd’hui Poncé-sur-le-Loir
à suivre…