Marion des chênes, amour secret de Ronsard
Qui est cette jeune fille à l’âge “verdelet” que Ronsard décrit à son nouvel ami Jacques Peletier dans le poème “Des beautés qu’il voudrait en s’amie ?” Ce n’est pas Cassandre : il ne l’a pas encore rencontrée…
Ce roman, inspiré d’un épisode de la vie du poète en compagnie de Joachim Du Bellay, nous conte un premier amour au terme d’un voyage initiatique.
(suite du chapitre III : Où l’on visite le nouveau château de Ponsay)
Cette image a bien souvent hanté ses nuits de la Possonnière ou ses siestes en forêt de Gastines, se mêlant étrangement aux belles figures croisées dans les cours princières. Las ! Plus question à présent de prendre femme et d’y trop penser : en embrassant la carrière de l’Église, Pierre sait que les belles ne feront que passer dans sa vie. Ses pensées se perdent avec son regard dans la futaie qui borde le chemin.
Il tressaille quand insiste Joachim.
– Non, cela ne m’est jamais arrivé encore, bredouille-t-il. Il espère, en retour, des révélations de la part du cousin d’Anjou. Mais rien ne vient. Du Bellay se contente de soupirer en souriant à demi.
– Ah ! L’amour… Une fièvre étrange et merveilleuse qui fait bouillir ton sang et torture ton âme dès que l’objet de ton désir s’éloigne ! Cependant, c’est un mal qu’il te faut connaître au plus vite !
En passant devant la tour romaine qui dresse sa masse imposante à l’entrée du domaine de Ponsay, Joachim prend les peuples antiques en exemple :
– Ils ne bannissaient pas les plaisirs comme on le fait de nos jours, et surtout pas celui de l’amour ! Les poètes de Rome et de la Grèce en parlent avec délice, ce sont des contrées que je veux connaître un jour. Je crois que l’Italie nous apportera beaucoup. Il suffit de voir ce beau château neuf vers lequel nous marchons. Tout, en lui, respire l’art des bâtisseurs qui ont fait Chambord, Chenonceau et l’aile nouvelle de Blois !
– Oui, c’est un château que le sieur de Chambray termine à peine. Je l’ai vu s’élever depuis des années. Une grande fête fut donnée l’été dernier pour y marquer l’achèvement du grand escalier. Mais nous ne le verrons que d’en haut, le chemin surplombe l’ancien castel et rejoint directement l’église.
Le long des bois et au-dessus des vignes, Pierre et Joachim aperçoivent d’abord, en effet, les immenses toitures d’ardoises. Le château de Ponsay présente l’élégante symétrie de deux pavillons identiques, de part et d’autre d’une haute tour carrée abritant l’escalier. La fine pierre blanche accroche, à l’est, la lumière encore voilée du soleil matinal. En vue plongeante, ils découvrent la cour d’honneur et sa rampe d’accès. De gracieuses arcades supportent la galerie qui surplombe la basse-cour.
– De cette demeure, dit Pierre, je ne connais que l’extérieur, et de loin. Sauf les jardins qu’on aménage au sud depuis un an : je m’en suis parfois approché en débarquant sur la rive du Loir.
– Les jardins de plaisance sont à la mode, je ne connais pas un châtelain qui ne veuille en faire dessiner pour son domaine, réplique Joachim. On finira bientôt par construire des châteaux au milieu des jardins en lieu du contraire !
Voici l’église et son enclos d’où l’on voit tout le village. Quelques vergers profitent de l’exposition plein sud sur la pente du coteau. À présent, le soleil inonde une partie des tombes et de l’esplanade, devant l’édifice que Pierre et Joachim s’apprêtent à contourner.
La présence du curé et d’un noble s’entretenant au coin de la façade les surprend alors.
– Qui sont ces jeunes messieurs ? Questionne, le sourire avenant, celui qui semble être le seigneur du lieu, s’étant interrompu pour se tourner vers eux.
– Pierre de Ronsard et Joachim Du Bellay, répond Pierre en s’inclinant légèrement devant les deux hommes, suivi de son compagnon.
– Ronsard, Ronsard… N’êtes-vous pas le fils de monsieur de la Possonnière ? Je l’ai vu souvent mais je n’avais pas le plaisir de connaître son fils… (Il se reprend)… A moins de vous avoir vu tout enfant ?
– C’est juste, monsieur, je fus placé comme page dès l’âge de 11 ans et, depuis, je suis très peu revenu au pays ; mais j’y vis de nouveau pour mon plus grand plaisir. Monsieur Du Bellay ici présent est un petit cousin du seigneur de La Flotte et de monsieur de Langey qu’on enterre au Mans lundi, nous nous y rendons ensemble.
– Ah ! Vous arrivez de La Flotte, donc… Mais diable ! Vous marchez au lieu de chevaucher ? C’est bien courageux quand on sait la boue et les voleurs des chemins !
Et, se tournant vers le curé, moitié riant :
– Que c’est beau la jeunesse, et que de plaisirs simples connaît-elle encore ! Pour ma part, j’aime soigner mon domaine, chasser et bien manger… Il me semble que je deviens casanière comme disent les Italiens (il prononce ce mot imitant l’accent transalpin).
Il les regarde à nouveau, l’œil pétillant, et se fend d’une politesse exagérée pour les mettre à l’aise :
– Jean de Chambray pour vous servir, si ces jeunes messieurs veulent bien me faire l’honneur de dîner avec monsieur l’abbé en ma demeure, j’aurais plaisir à la leur montrer.
« La jeunesse » se consulte d’un clin d’œil avant d’accepter, poliment, l’offre directe du châtelain. « On dirait qu’il suffit de souhaiter pour obtenir » se dit Pierre, impatient de découvrir enfin la belle bâtisse de l’intérieur. Les quatre hommes empruntent un sentier escarpé pour dévaler le coteau jusqu’à la cour d’honneur. Passée la porte ornée du blason familial et de détails finement sculptés, ils débouchent sur l’escalier dont le plafond s’orne de caissons décorés, creusés au ciseau dans la lumineuse pierre calcaire.
– C’est l’avantage de cette roche extraite sous nos coteaux, explique Jean de Chambray, on la travaille aisément et le temps la rend plus dure. Toutes les demeures des bords de la Loire en sont faites. Les Italiens l’appellent tufo. Je voulais que cet escalier soit un reflet de l’art de ce temps et du règne de notre bon François. Il y a 176 caissons sculptés, tous différents !
– Et qui sont les sculpteurs ? Questionne Joachim, émerveillé.
– De parfaits inconnus mais de talentueux copieurs qui se sont fait la main sur quelques beaux châteaux royaux ! Vous verrez leur visage dans la dernière rampe car ils ont signé ainsi leur œuvre.
Les quatre hommes grimpent les travées sur des marches de six pieds de large. Pierre et Joachim ont les yeux levés au plafond que les hautes fenêtres côté sud baignent d’une heureuse clarté. Déjà, le soleil vient caresser quelque sirène ou dauphin portant couronne, un petit amour musicien, une salamandre royale – la même qu’à Blois. La nature est ici rendue à profusion, comme pour rappeler que l’escalier donne aussi sur les jardins par le perron en loggia. Mais Jean de Chambray brusque un peu ses hôtes :
– Allons, allons, il est temps de nous mettre à table, j’attends tout à l’heure un ami pour une partie de chasse au cochon, et le soir tombe encore trop vite en cette saison ! Suivez-moi.
Redescendus sur le palier, ils franchissent le seuil d’une salle dont les ouvertures, ici encore, captent une grande lumière. Tapissée et meublée avec goût, cette salle donne la mesure du château : moins de largeur pour plus de clarté. Fini le temps des sombres demeures aux murs épais et aux petites fenêtres ! Celles-ci sont si hautes qu’on s’est offert le luxe de les orner de vitraux.
Sur un signe du seigneur de Ponsay, deux serviteurs ont dressé la table sur les tréteaux et jeté une nappe. Ils disposent quatre assiettes en terre fine émaillée à la façon de Faenza, des cuillères et des couteaux à manche de nacre, des gobelets d’étain pour les vins, quelques petites fourches à deux dents pour attraper les poissons.
Décidément, monsieur de Chambray aime vivre à la mode d’Italie !
à suivre…