Marion des chênes, amour secret de Ronsard
Un roman de Henri Boillot
(suite du chapitre IV : Où l’on rencontre le peintre et poète Nicolas Denizot et une mystérieuse jeune femme…)
Le secrétaire de l’évêque brandit son rouleau sous le nez de son camarade.
– Il faudra que tu lises, tout de même : c’est l’épitaphe qu’on m’a demandée pour lundi. Je ne sais comment la finir ! J’ai besoin de votre avis à tous deux.
Denizot prend la feuille, s’adosse à la table de composition des caractères et parcourt le texte dix fois repris et raturé :
Cet homme grand repose en lieu petit,
Qui fut sans fin pour France travaillant,
Le plus lettré qui oncqu’armes vêtit,
Et des lettrés le plus fort et vaillant :
Son vif esprit pour François bataillant
Vainquit fortune, en camp clos de vertu,
Tant que la mort du corps l’a dévêtu,
Faisant à tous, forts à lui seul ennui :
Las c’est Langey, passant l’ignores-tu ?…
– Eh bien, dit Nicolas, c’est parfait ! J’aime le couple de « France » et de « François », le rythme, la rime…
– Justement ! coupe Jacques, il m’en manque une ! Que vais-je écrire pour «ennui» ? Il faut absolument achever ce dizain !
– Mais pourquoi, voyons ? La fin : «l’ignores-tu ?» est très belle dans l’interrogation ! Ce serait plus lourd d’ajouter autre chose et… Quelle phrase veux-tu glisser pour si peu ?
Voyant acquiescer le libraire, l’auteur de l’épitaphe lève les bras au ciel. Il veut rester fidèle aux règles de la poésie, qu’elles soient en latin ou en français.
– Tant pis, je la trouverai tout seul, je ne peux laisser un vers orphelin !
Et, prenant Denizot à témoin :
– Dis-moi, l’ami des livres, le marchand de papier, n’as-tu rien à boire à la santé du grand Guillaume de Langey ? Le Saint Carême m’assèche le gosier !
Par les carreaux de verre soufflé de l’échoppe, les trois amis, le pot à la main, voient passer les bourgeois du Mans. Certains s’interpellent à distance, d’autres s’arrêtent pour deviser devant la fenêtre. La porte est soudain poussée. Le grelot salue l’apparition d’un beau visage, à peine sorti de l’enfance. La jeune femme qui entre n’a pas 17 ans. Vêtue d’un manteau léger de couleur ocre qui cache une robe pourpre, elle tient un petit panier empli de primevères qui semblent avoir été cueillies de peu. À la vue des trois hommes, elle esquisse un pas de recul puis se ravise, passant une fine main dans ses cheveux blonds. Après une discrète révérence, elle hésite à parler.
– Messieurs, je… Ce n’est rien, je reviendrai plus tard.
Denizot la regarde. Les joues de la belle viennent de s’empourprer. Ses mains blanches sont veinées de bleu ; une mince bague orne l’un de ses doigts. Quel joli modèle de portrait elle ferait ! Mais, déjà, le libraire lui lance :
– Ne prêtez pas attention, madame, ce sont mes amis, ils me tiennent compagnie ! Que puis-je faire pour votre service ?
– Je… C’est-à-dire, je cherche une bible – voilà, je cherche une bible, et puis aussi…
V- Une bête dans les broussailles
Où l’on fait connaissance avec Monsieur de la Chesnuère et de sa délicieuse fille.
En quittant Ponsay par le nord, Pierre et Joachim laissent la riante vallée du Loir pour attaquer le plateau creusé à l’est par le vallon du Tusson. Sur un chemin qui serpente bordé de haies vives ou de plessis, ils croisent quelques paysannes et des enfants, un laboureur de retour du champ ; gens du pays qui s’arrêtent et dévisagent ces beaux messieurs, ôtant leur chapeau de feutre pour les saluer. Les propos du seigneur de Chambray et son vin les ont rendus bien gais, aussi donnent-ils l’image d’une jeunesse forte, riche, heureuse, à laquelle l’avenir sourit.
Gravissant de nouvelles pentes du vignoble, un peu essoufflé, Ronsard pense à ces jardins de plaisance qui, parfois, deviennent jardins de plaisir. Quand il rêve à ses nymphes auprès de ses fontaines de Couture et de Gastines, il les voit jeunes et peu couvertes, la peau blanche, prêtes à recevoir des caresses. Mais ce sont celles du poète ! Le châtelain de Ponsay a bien parlé de vraies dames et de fillettes avec qui l’on doit fleureter en galant. C’est une idée qui choque Pierre et le séduit tout à la fois.
Joachim qui le devance se retourne et le coupe dans ses pensées :
– Arriverons-nous à la Chesnuère avant la nuit ? Il me semble qu’il y a loin à marcher. Le détour par Ponsay allonge notre chemin !
– Seulement d’une demi-lieue, rassure-toi. N’as-tu pas goûté le passage par les bois et la découverte du château ? Cela est certes mieux que de marcher sur la voie antique de Sougé. Elle passe d’ailleurs plus loin que le domaine – du côté de Saint-Georges d’après mon père.
– Tu me disais tout à l’heure que Monsieur de la Chesnuère est un de ses amis. Le connais-tu toi-même ? Est-il vieux ?
– La cinquantaine, sans doute. Il a son âge et une fille un peu plus jeune que moi. Enfant, je me souviens lui avoir été présenté, je jouais encore aux billes ! Elle avait alors la tête fort joufflue, des cheveux fous et des mollets tout ronds.
– Ha, ha, ha ! Qui sait ce qu’elle est devenue ? A-t-elle bien grandi ? L’a-t-on déjà mariée ou promise à un petit comte du Maine ?
– Possible, et cela m’amuse de l’apprendre. En tout cas, notre hôte est un homme de qualité comme Monsieur de Chambray, mais sûrement pas aussi badin. D’ailleurs, il a perdu sa femme voici quelques années. Et si sa fille n’a pas encore d’époux, il doit l’avoir enfermée à double tour en attendant de lui trouver un bon parti.
– Qui sait ? Peut-être lui passe-t-il au contraire tous ses caprices ? Je la verrais bien belle et libre comme l’air !
Pierre et Joachim rient de bon cœur en se bousculant pour éviter l’une des flaques du chemin ; on les croirait frères. Ils ne voient même pas deux paysans, l’échine courbée, en train de tailler les ceps d’une parcelle de vigne à portée de voix. Vers l’Est, presque derrière eux, le ciel semble se foncer. L’après-dîner est bien entamé, il faudrait presser le pas. Mais les amis n’y pensent pas. Traversant les terres de l’Ermitage, ils parviennent en vue de la croix de Saint-Altéré. Ici se joignent les chemins de Ruillé à Vancé et de Ponsay à Courdemanche. C’est un plateau baigné d’étangs qui communiquent entre eux, telles de grosses gouttes sur une terre argileuse. Il y a celui de Hauteville – une ancienne villa antique – qui en remplit deux autres, d’où jaillit le ruisseau d’Auvers. Et puis, une demi-lieue plus loin, le chapelet formé par ceux de la Chesnuère : la Durtière et l’étang-Clair en contrebas. Plus en aval encore s’étire l’étang du Pas-du-Bœuf dont la vidange annuelle à l’occasion du curage procure une véritable pêche miraculeuse, fameuse à cinq ou six lieues à l’entour.
Quand ils parviennent en vue des frondaisons du grand domaine, c’est la dernière heure de jour. Au bout de l’allée se découpent les formes élégantes des tourelles du château sur le fond du ciel où subsiste une clarté, vers le couchant. La demeure de la Chesnuère est bâtie sur le haut d’une pente qui s’allonge doucement vers le vallon d’un ruisseau dont la source est à son pied, sortie des profondeurs du plateau.
Dessin de Laurane Sastres, tatoueuse à La Chartre-sur-le-Loir, «le Château de la Chesnuère aujourd’hui»