Marion des chênes, amour secret de Ronsard
Un roman de Henri Boillot
Qui est cette jeune fille à l’âge «verdelet» que Ronsard décrit à son nouvel ami Jacques Peletier dans le poème
« Des beautés qu’il voudrait en s’amie ?» Ce n’est pas Cassandre : il ne l’a pas encore rencontrée…
Ce roman, inspiré d’un épisode de la vie du poète en compagnie de Joachim Du Bellay, nous conte un premier amour au terme d’un voyage initiatique.
I – Quitter Couture
Où commence « le voyage du Mans », par l’église et l’Isle verte.
Vendredi 2 mars 1543
Le jour est levé de peu. Une pâleur timide inonde la vallée. Pierre se retourne et jette un œil sur la Possonnière qu’il vient de quitter.
Il ne voit qu’une tache claire à travers les branches dénudées des arbres du domaine familial. Et la forêt de Gastines en décor relevé juste au-dessus. « Sa » forêt, celle qui abrite ses rêveries aux beaux jours et dont il déteste les braconniers, les bûcherons. Le petit vent est bien froid ce matin.
Il relève le col de son pourpoint, serre son manteau de laine. Les traits fins de son visage, le béret à plume, le duvet blond qu’il porte en collier, l’œil clair et sa stature altière lui donnent fière allure. Une jeune villageoise qui ne l’a pas encore reconnu le regarde de loin, les mains sur les hanches. Pierre s’approche. C’est Jeanne, qui le sert à l’auberge les dimanches. « Est-il tôt levé, monsieur Pierre ! Se moque-t-elle, « Il n’ va quand même point tailler la vigne, tout biau comme ça ? »
Non, Pierre ne taille pas les vignes. Il a tant d’autres choses à faire, à commencer par écrire ce qu’il a en tête. Il sourit à Jeanne qui n’est pas sans charmes. Il sait qu’il y a ce petit jeu de séduction entre eux. Peut-être qu’un jour, le hasard aidant ?
– Bonjour Jeanne, non… Vois-tu, je pars plusieurs jours en la ville du Mans pour les funérailles de Guillaume du Bellay.
Je rejoins mon compagnon de voyage à La Flotte et nous cheminerons ensemble.
Et malicieux :
Quand je rentrerai, je ne serai plus tout à fait le même !
Laissant Jeanne qui ne peut comprendre, il traverse Couture et passe devant l’église. Son père en a fait reconstruire le chœur et le clocher. Les armes des Ronsard y figurent. Il pense à lui, à ses parents qui reposeront ici un jour ; il se signe au passage. Aujourd’hui, Pierre a l’idée de la mort en tête. On est si peu de choses ! Les obsèques du grand Du Bellay, seigneur de Langey, ont lieu dans trois jours. Ce cousin de la famille a fait une belle carrière politique, finissant gouverneur et vice-roi du Piémont. Il a rendu l’âme en janvier alors qu’il venait de quitter Lyon et c’est son secrétaire-médecin, l’étrange Rabelais, qui a charge de ramener son corps embaumé dans le Maine. Les funérailles seront solennelles, concélébrées par plusieurs évêques en présence de tous les abbés du diocèse. On dit que la ville du Mans prépare l’événement depuis es semaines.
Pierre aurait pu partir à cheval avec son père mais il a préféré marcher, prendre le temps de s’arrêter et de rêver à travers les bois et les vallons. Depuis qu’il est revenu vivre en Vendômois après des années passées à Paris, après son séjour si jeune en Écosse, aussi, il redécouvre la nature et les charmes de son pays natal. C’est un pays riant que celui du Loir en aval de Vendôme et de Montoire.
Les vignes y couvrent les coteaux en pente douce, les bosquets et les haies marquées de chênes têtards y abritent tant d’oiseaux, de lièvres, de lapins ! Et puis, pas un hameau, pas un village qui n’ait sa source, sa «fontaine», son ruisseau aussitôt «appelés» par le Loir ou la Braye. Bordant ces deux rivières, les prés humides – les mouillères – et, plus haut, les petits champs cultivés brossent de leurs tons variés de multiples tableaux. L’hiver bruns clairs ou foncés, vert pâle, ils s’habillent de blond et d’or joyeux l’été, se parsèment du bleu du lin, du rouge vif des pavots, du blanc des margerites. Oui, vraiment, même à la mauvaise saison, Pierre aime sillonner
son petit pays.
Son père, Loys de Ronsard, n’est plus tout jeune pour musarder de la sorte. Mais sa présence est exigée au Mans. On l’a choisi pour tenir le drap mortuaire avec trois autres représentants de la noblesse locale. « Je te rejoindrai seulement la veille avec monsieur de La Flotte qui est aussi du cortège ; ce sera bien assez de rester encore au Mans pour ta tonsure ! » l’a-t-il averti.
Pierre a l’esprit occupé par ce futur proche : l’entrée dans les ordres sous la bénédiction de monseigneur René Du Bellay lui-même. L’évêque du Mans profite de leur venue pour « mettre le bonnet sur la tête » de Pierre le lendemain. « Pasteur de l’église à 19 ans quand c’est le métier des armes qu’on m’a appris, je n’aurais jamais cru cela encore l’an dernier ! » murmure-t-il en approchant la sortie du bourg.
Songeur, le jeune homme parvient au gué de la rivière, face à ce que les gens du pays nomment l’Isle verte. Mais il est à pied et c’est l’hiver encore : point de traversée à gué ! Il faut héler le garde de la belle demeure voisine pour se faire passer en barque. Pendant que le vieil homme rame à la peine pour tenir contre le courant léger, le jeune homme admire les nuances brun-vert de l’eau, les saules, les frênes enracinés sur ses bords. Il aime aussi l’odeur fade, subtile qu’elle dégage en surface. Un voile de brume délicat recouvre encore son Loir à cette heure, un voile si fin qu’il semble un duvet. Au-delà des rives, de part et d’autre, les prés sont blanchis de givre et l’herbe est cassante. Pierre rêve à de jolis mots, de belles tournures de phrases : « Le Loir fuit lentement, dans les champs tournoyant… à ses eaux marie la Braye qui roule fortement…».
Il faudra qu’il écrive cela sans tarder.
Ce lieu, décidément, lui plaît plus que tout autre. Et puisqu’il pense à la mort, il imagine sa dernière demeure ici même plutôt qu’en l’église. « Ne serais-je pas bien sous les ombrages de cette île baignée d’eau douce, pour laisser reposer mon corps et monter mon âme vers Dieu ? ».
Comme le Loir, il ne se presse pas.
On l’attend pourtant à une demi-lieue de là, au château de La Flotte, logis d’une des branches des Du Bellay.
« Tu y connaîtras un lointain cousin de ton âge qui veut étudier comme toi, lui a dit son père. Il est venu d’Anjou pour visiter le domaine de son oncle à l’occasion des obsèques. Je l’ai prié de faire le chemin avec toi jusqu’au Mans. Je crois qu’il aime les lettres, lui aussi. »
Pierre connaît bien de vue cette bâtisse allongée sur le coteau, flanquée d’une imposante tour qui regarde au sud. Elle est encadrée de vignes en liberté dont les ceps, en cette saison, semblent gratter le léger brouillard de leurs doigts taillés courts. Une écharpe de bois feuillus les surmonte et, déjà, l’harmonie de ce paysage invite à
la rêverie… Ronsard frissonne, est-ce le froid matinal ou les sensations que la nature fait monter en lui ? « Hâtons
le pas, un gobelet de vin chaud ne me fera pas de mal », décide-t-il enfin.
Il franchit la Braye au moulin de La Flotte et gravit la pente par la longue allée du château.
À suivre…