Marion des chênes, amour secret de Ronsard

(Fin du chapitre XI : Où Marion se voit prédire une rencontre inespérée)
La bohémienne rit aux éclats, victorieuse.
– Ha, ha ! Sur une couche, sur un pré, où bon te semble ma jolie ! Ecoute alors, cela demande peu de mots et peut donner beaucoup de bien…
En passant à nouveau la porte d’entrée de l’hôtel d’Assé, Marion a du mal a cacher un émoi qu’elle aimerait plus discret, même si la seule personne présente est son amie d’enfance.
XII – Le cercle des poètes
Où se préfigure peut-être une première « brigade »
La cérémonie des obsèques a pris fin après quatre heures de musique et de chants, d’éloges et d’oraisons. Les volutes d’encens qui ont pu s’élever jusque sous la très haute voûte du transept retomberont pendant les jours à venir ; s’y mêle pour l’heure la fumée des centaines de chandelles qu’on vient de souffler. Déjà, les petits clercs et les chanoines les plus jeunes fouillent tous les recoins pour dénicher les monnaies échappées des bourses par inadvertance. Libéré de ses obligations près de l’évêque, Jacques Peletier a pu rejoindre Nicolas et leurs nouveaux amis, Pierre et Joachim. Il a récupéré au passage le petit Jacques Tahureau qui tenait absolument à être de la partie.
Tous sont affamés. Le peintre les a invités à le suivre hors les murs jusqu’à un cabaret qu’il connaît. Ils ont, pour l’atteindre, contourné le couvent des Jacobins et traversé le ruisseau du Merdereau. La grande salle est meublée d’une table aux solides pieds de chêne, entourée de bancs et de bancelles qui attendent les buveurs. Rien d’autre, si ce n’est un grand coffre à usage de desserte qui doit contenir les plats et gobelets d’étain. Assis devant une pièce de bœuf fortement diminuée, mais toujours noyée dans sa sauce, ils dévorent le contenu de leur écuelle en terre, faisant suivre chaque bouchée d’un large morceau de pain. La cruche de vin du Château du Loir a déjà dû être emplie une seconde fois et, petit à petit, la conversation devient plus bruyante. Poussés en bout de table par quelques buveurs de passage, les cinq se sont serrés les uns contre les autres, ce qui donne à leur groupe l’apparence d’un cercle bien fermé.
– L’appétit vient en mangeant, la soif s’en va en buvant ! lance soudain Peletier en versant à nouveau le vin dans les pots.
– Est-ce de toi ou l’as-tu pris à un autre ? demande Ronsard qui trouve la formule amusante.
– C’est de Maître François Rabelais que nous avons eu la chance de croiser ce matin. Mais il ne fait que remettre en forme les propos du grand vicaire Hangest, celui qui a précédé mon maître. Il y a donc deux bonnes raisons de suivre ce conseil !
Tous rient de bon cœur et choquent leurs récipients au-dessus de la table. Pierre choisit ce moment pour sortir d’une poche intérieure l’ode qu’il transportait sur lui. Puis, voyant que l’ambiance est davantage à la détente, il se ravise. Assis à son côté, le secrétaire de l’évêque a vu le geste et lu les premiers mots. Attrapant la main de son cadet, il la lève au-dessus de leurs têtes et demande le silence.
«Nous allons entendre des vers en français, cessez votre tumulte ! » prévient-il en lorgnant sur leur voisins de table. Et Ronsard commence à déclamer, la voix un peu troublée de dire en ce lieu sombre et renfermé ce qu’il a composé dans un joli pré du Vendômois. «Ode à sa muse», annonce-t-il :
Grossis-toi ma Muse Françoise,
Et enfante un vers résonant,
Qui bruit d’une telle noise
Qu’un fleuve débordé tonnant…
Et fais voir aux yeux de la France
Un vers qui soit industrieux,
Foudroyant la vieille ignorance
De nos pères peu curieux.
Joachim a bondi de son siège, enthousiaste.
– Ma muse française ? Tu cachais bien ton jeu, l’ami ! Tu m’as laissé vanter l’écriture en langue maternelle : je prêchais à un converti ! Vous avez entendu ? Il veut dépoussiérer notre poésie nationale… Suivons-le, suivez-nous ! Tu me feras lire toute cette ode, n’est-ce-pas ?
Pierre est aux anges mais, surtout, il aimerait connaître l’avis de Peletier, déjà publié dans son rôle de traducteur de l’Art poétique d’Horace. Un regard vers son aîné le rassure tout de suite ; celui-ci sourit et acquiesce avant de se pencher vers lui, parlant juste dans son oreille :
– Donne-moi des nouvelles de ce que tu écris, je pourrais t’aider, tu sais. As-tu composé beaucoup d’autres odes comme celles-ci ?
– Quelques-unes mais elles ne sont pas achevées, je les serre pour les ordonner plus tard en autant de livres qu’il en sera besoin. J’ai aussi quelque petite ode à boire…
Nicolas, qui se trouve sur l’autre côté de Ronsard, a entendu la dernière phrase. «Dis ton ode, buvons-la !» réclame-t-il à grands cris en tapant de son pot sur la table. Apparemment calme mais bouillonnant de joie, le poète s’exécute :
La terre et les eaux va buvant,
L’arbre la boit par sa racine,
La mer salée boit le vent,
Et le Soleil boit la marine,
Le Soleil est bu de la Lune :
Tout boit, soit en haut ou en bas :
Suivant cette règle commune
Pourquoi donc ne boirions-nous pas ?
Les quatre auditeurs se sont levés comme un seul homme pour applaudir les deux quatrains. Ils en congratulent l’auteur, tendent leur pot à Nicolas qui vient de s’emparer de la cruche.
– Tu iras loin, je veux faire de toi un poète modèle et un modèle de poète ! lance le peintre à Pierre.
– Tu permets ? Il est à moi d’abord ! réplique Joachim, moitié sérieux, moitié rieur. Et les autres de reprendre, comme un écho, « Non, il est à moi… Non, à moi !… C’est moi qui l’ai vu le premier ! »
Jacquot Tahureau, le plus jeune, boit les paroles des uns et des autres comme le vin nouveau. Jacques lui a raconté leur rencontre impromptue avec François Rabelais à l’entrée de l’église, et la promesse de ce dernier de passer bientôt le voir à l’évêché. Le voici désormais attablé avec – qui sait ? – les membres du renouveau de la poésie française !
***
Tard dans l’après-midi, les cinq compères sont remontés vers la ville avec plus ou moins de difficultés, atteignant la place du marché par la ruelle très marchande des petits ponts neufs. La mère de Jacquot qui prenait de l’eau au puits a prié sans ménagement son fils de rentrer au logis. Le cercle restant s’est transporté vers l’atelier de Nicolas sous prétexte d’admirer le portrait d’Anne d’Assé, bien engagé. Ils se sentaient heureux, réunis dans la chaleur d’une solide amitié, forts d’une jeunesse invincible et d’une inspiration lyrique qu’il ne leur restait qu’à faire connaître. Est-ce à ce moment que Ronsard s’est promis à lui-même de devenir le plus grand poète de ce siècle et que son nom, «mille ans après», lui survivrait toujours ?
à suivre