Marion des chênes, amour secret de Ronsard
(Suite du chapitre X : Où un simple alexandrin peut s’avérer utile)
Sans sourire mais en montrant qu’il a compris la volonté du petit chef, il délie la bourse de Joachim qu’il jette aux pieds des charbonniers, puis fait de même avec la sienne. Les noirauds se sont précipités en se bousculant pour ouvrir les petits sacs de tissu.

– Un alexandrin, tu as fait un vers alexandrin sans y penser !
Et il éclate de rire.
– Comment ça ?
– Ce que tu as dit avant de courir, c’est un vers de douze pieds ! J’aime cette forme de phrase… Mais pourquoi disais-tu «Vite ils seront déçus » ?
– Ah ! Mais parce qu’ils ont dû voir très vite que nos bourses ne contenaient que quelques sols ! Ils ont sûrement mis un peu de temps à les ouvrir, d’ailleurs, j’avais fait des doubles nœuds… Tu sais, ce genre de bonshommes n’est pas très fin, on les feinte aisément.
– Où sont nos monnaies alors ? As-tu vidé ma bourse aussi ?
– Quand notre hôte nous a mis en garde ce matin, je me suis dépêché d’en transférer la plupart du contenu ainsi que celui de la mienne dans la doublure de mon manteau que voilà. J’y ai toujours un petit trou qu’on ne soupçonne pas !
Pierre montre l’endroit au revers et fait soupeser à Joachim leur fortune commune. Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’ils seront délestés ! Amusés du tour qu’ils ont joué aux gueux de la forêt, ils reprennent leur route d’un pas alerte en direction du nord. La sortie des bois est maintenant toute proche : on distingue la clarté du plateau retrouvé. Mais la végétation apparaît différente. Ce sont des landes que le chemin traverse, envahies de genêts, de bruyères et de bouleaux, seuls repères verticaux à la peau blanche striée de noir. Bientôt, cependant, se dessine la fine aiguille du clocher d’une église de campagne au-dessus de quelques masures au toit de chaume. Voici Challes, blotti dans le creux d’un discret vallon. Il n’est pas trop tard mais les deux amis hésitent à continuer leur marche ; ils sont un peu fourbus, encore sous le coup de leur aventure et tout crottés. C’est un villageois habitant sur la place qui leur désigne le presbytère. Le curé les logera bien ce soir, surtout quand il saura la raison de leur voyage au Mans.
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Dimanche 4 mars 1543
Levés tôt dans la salle d’hôtes du petit presbytère, Pierre et Joachim ont avalé la soupe que leur a réchauffée la servante avant d’assister à la première messe du jour. Ils ont déjà visité l’église dédiée à saint Laurent la veille au soir. Le chœur vient d’être reconstruit sur décision de la fabrique, ses voûtes en cerceau seront bientôt ornées de caissons sculptés comme au château de Poncé. «Nous ferons la même chose dans le transept et nous peindrons nos saints dans la nef», leur a précisé le curé, énumérant Martin, Mammet et Hubert. Les chasseurs sont nombreux parmi les nobles qui communient dans son église, ils auront l’image de leur saint patron. Il a même un projet de peintures extérieures sur le pignon sud. En pensant à l’accueil d’hier soir, Pierre se dit que le quotidien d’un homme d’église n’est pas des plus difficiles à vivre. Comme ils étaient arrivés assez tôt avant l’heure du souper, leur hôte a donné l’ordre d’apprêter les trois livres d’écrevisses apportées par un paysan qui baptise son fils aujourd’hui. «Au lieu de les décortiquer seul dimanche, je préfère les partager avec des hommes de qualité» leur a-t-il dit en remontant de sa cave où il venait de tirer sa cruche de vin. Mais les crustacés n’étaient pas seuls, eux non plus ! Ils précédaient du blanc de chapon (sans la peau ni la sauce… carême oblige) entouré de champignons de couches, des truites à la feuille d’oseille, des poireaux en sauce blanche et, pour finir, du fromage frais parfumé à la ciboulette et à l’ail. Quant au vin, un rouge des environs du Mans, il était parfumé d’épices des Indes et de miel récolté aux ruches de la cure !
Admirant les détails modernes de l’église, Pierre songe qu’il aimerait qu’on lui confie ce genre de cure une fois la petite tonsure accordée. Maigres revenus, sans doute, mais bonne qualité de vie près d’une nature généreuse. Peut-être lui demandera-t-on quels sont ses vœux lors de la distribution des bénéfices ecclésiastiques dans le diocèse ?
L’office terminé, il soumet une lettre à la signature du curé. C’est l’autorisation, rédigée par le sien, de ne pas assister à la messe à Couture ce dimanche «pour cause de voyage au Mans». Depuis la menace luthérienne et les idées dangereuses que ses partisans véhiculent, l’évêque demande en effet à ses prêtres de tenir une liste des paroissiens «qui s’abstiennent de la messe et des autres actes sacramentels». Joachim, lui, n’est pas encore soumis à cette vigilance du clergé sur les bords de la Loire. Il sourit de voir la rigueur avec laquelle Ronsard se plie à ce tour de vis voulu par son illustre cousin. Il doit être huit heures ; le bedeau sonne les deux cloches, une corde dans chaque main alternativement. Il leur sourit benoîtement, les pieds bien campés sur les dalles du transept, mais ses yeux semblent perdus dans le vague. Peut-être prie-t-il pendant cet exercice quotidien ? L’ayant salué, ils sortent de l’église, laissant là le curé qu’ils ont déjà remercié aux prises avec son premier baptême de la journée. Il leur reste cinq lieues jusqu’au Mans. La servante du presbytère a nettoyé puis séché leurs chausses dans la nuit, ils sont prêts à marcher à vive allure.
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Le château de la Buzardière et ses échauguettes, le hameau de Changé puis l’arrivée en vue de la large vallée de l’Huisne ont jalonné la fin du voyage. L’imposante abbaye de l’Espau leur est apparue alors qu’ils descendaient d’une colline boisée. De longs murs d’enceinte, une haute église aux toits pentus, un grand logis attenant leur ont révélé la richesse de l’endroit. Joachim le sait fondé par Bérengère, la veuve malheureuse du roi Richard, il y a plus de trois siècles. «Ces moines aussi devraient être de la cérémonie des obsèques – se dit-il – ils ont un bel établissement, mais trop loin du Mans pour que nous y logions ! ».