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Marion des chênes, amour secret de Ronsard

Un roman de Henri Boillot

(Suite du chapitre IX : Où une certaine Mona Lisa inspire un jeune peintre manceau…)

– Mais pourquoi le tonsurer si vite ? Cela ne pouvait-il attendre ?
– Il paraît que le père a insisté, qu’il voulait profiter du déplacement et rentrer bien vite à demeure…
Puis, un peu gêné voyant que le modèle écoute attentivement :
– Mais je vous quitte, l’évêque m’attend sûrement. Mes hommages, demoiselle !

9782844921505 1Après s’être incliné pour saluer la demoiselle d’Assé, Peletier lance une tape amicale sur l’épaule de Nicolas et franchit le seuil. Anne s’est bien gardée de questionner ces deux garçons plus âgés qu’elle sur l’identité de ce futur tonsuré» venu des bords du Loir. Mais elle pense à Marion qu’elle vient d’inviter à la rejoindre dimanche. Peut-être le connaît-elle par les relations de son père  ? La Chesnuère se trouve-t-elle loin du Vendômois ?

Le peintre vient troubler sa pensée en la priant de reprendre la pose qu’elle avait perdue. Elle écarte doucement ses cheveux des côtés du front et place sagement ses bras sur ceux du fauteuil. Denizot reprend ses couleurs, trempe son pinceau, recule un peu pour juger de l’effet. Sa main semble sûre et son regard précis. Il a le goût du détail, sans doute, mais cherche aussi l’âme des choses. C’est, du moins, ce que la jeune femme ressent à son contact. Ce garçon approche de la trentaine, il est encore bien séduisant malgré son âge. Elle s’interroge : «Ce portrait plaira-t-il à Père ? L’achètera-t-il ? L’aimerai-je moi-même ? Qu’en pensera Marion ?»

La pluie a repris, le ciel s’est de nouveau assombri. L’eau tambourine sur le toit de l’atelier et chute à grand bruit dans la courette. La lumière a décliné. Nicolas avance de deux ou trois pas pour mieux distinguer les traits de ce visage décidément parfait. Il craint sans se l’avouer de ne pas parvenir à rendre toute la grâce du modèle venu jusqu’à lui. La bouche, fine et sensuelle lui semble en être la clé : une fois posée, le reste suivra dans l’équilibre. Mais faut-il lui faire exprimer la joie ? Trouvera-t-il un compromis entre sourire et mystère comme le grand Vinci dont la Mona Lisa orne aujourd’hui les appartements du roi ? Pendant que l’œuvre naît peu à peu, les deux jeunes gens bavardent de choses et d’autres. L’animation dans la ville provoquée par les obsèques de Langey du Bellay en est le sujet principal. On dit que trois cents invités cherchent à se loger intra-muros. Nicolas proposerait bien son modeste abri à ce Ronsard ; ce serait l’occasion de le connaître et de le loger non loin de l’église cathédrale. Mais sans doute a-t-il déjà pris lit dans une auberge du faubourg de la Couture ou à Saint-Nicolas. Il en parlera à Jacques Peletier qui doit être dans la confidence.

X – La bourse ou la vie ?

Où un simple alexandrin peut s’avérer utile…

Par le bourg de Villaines, traversant la rivière de la Vove, les trois voyageurs de la Chesnuère ont atteint la côte de Lucé, puis le fermier a livré le poisson au château. Pierre et Joachim se sont fait servir une copieuse collation dans les cuisines pendant qu’il roulait les barriques au cellier. Ils consultent à présent une carte des environs du Mans que le père de Marion leur a dessinée pour les aider à se repérer. Une dizaine de noms de lieux y sont inscrits au départ de ce bourg. Le meilleur chemin à pied est celui qui passe par Challes, Changé puis l’abbaye de l’Espau avant de gagner la ville du Mans par le sud-est.

Il faudra passer par des bois touffus, peu sûrs. «Méfiez-vous des charbonniers comme des brigands… Ce sont parfois les mêmes !» a prévenu sans rire monsieur de la Chesnuère. Ronsard voyait en même temps Marion opiner de la tête, l’air grave. Les voici prévenus et, pourtant, ils s’engagent sans inquiétude dans le chemin retrouvé de l’autre côté du petit cours d’eau, qui longe d’abord la pente légère du vallon. Le sol n’est plus seulement humide : c’est une véritable succession de fondrières emplies d’eau croupie. Après un quart d’heure de marche, les deux garçons ne font même plus attention à la propreté de leurs chausses, épargnées depuis ce matin par le voyage en chariot ; ils tentent tout au plus d’éviter de trop s’enfoncer dans la boue.

Leur discours est ailleurs. Joachim prêche à Pierre l’évidence que la langue française doit dominer dans l’écriture de la poésie. «Elle est aussi riche que le grec ou le latin et peut être comprise de tout le monde ! Cela n’empêche pas de prendre aux textes antiques le rythme et l’ordonnancement que nous y aimons…»

Pierre, qui admire le grec Pindare et le romain Virgile, boit les paroles de son compagnon. Il a, bien sûr, écrit quelques odes en latin, mais se réjouit d’assembler les jolis mots de sa langue maternelle. Ce serait courageux – pense-t-il – d’essayer d’en lancer la mode, de réunir d’autres esprits jeunes et frondeurs acquis à cette cause.
Il fait encore froid ce midi. Le soleil est bien apparu au-dessus du bocage mais le vent vient du nord. La lisière des grands bois s’annonce par un rideau d’arbres nettement découpé. Le chemin n’y est pas large et le taillis semble dense. La boue, toutefois, se fait plus rare. Pierre et Joachim se taisent à présent, si ce n’est pour échanger de rares observations sur l’état du passage. Ils ont un peu forcé le pas sans y penser. Des bruits fugitifs dans les broussailles les précèdent de droite et de gauche. Mais en plein jour, au mois de mars, seuls se déplacent les petits animaux inoffensifs, et encore… Faut-il qu’ils soient sortis de leur hibernation !

Et puis la divine Marion occupe encore largement les pensées de Pierre, transpercé des flèches de l’Amour. «Si je pouvais la revoir une seule fois – se dit-il – avoir la chance de lui parler, de connaître son sentiment !» Mais il a peu d’espoir. L’attitude de la jeune fille, son assurance, l’inexpérience des femmes dans laquelle il se trouve lui-même l’ont, en partie, découragé. Il marche désormais presque comme une machine, se remémorant le gracieux tour de taille et les fines épaules quittés ce matin à l’aube. Il est un peu absent au côté de Joachim.

C’est ce dernier qui les a d’abord aperçus de loin. Ils sont cinq à les regarder venir, sans bouger, ombres parmi les sombres bouquets d’arbres dénudés. «Il serait inutile de rebrousser chemin», commente Pierre qui ne s’inquiète pas encore. Quelques dizaines de pas plus loin, son sentiment n’est plus tout à fait le même. De près, les charbonniers font mauvaise figure. Ils n’ont pas d’âge. Ils sont plus noirs que des Sarrasins, couverts de frusques tels des vagabonds et tiennent le long du corps ces bâtons qui leur servent habituellement à remuer les braises du foyer. Sur le côté du chemin se découvrent leurs huttes faites de branchages et de terre séchées.

Désormais face à face, les deux jeunes nobles et les hommes des bois se jaugent, les premiers plutôt inquiets, les autres rigolards, montrant des bouches édentées, seul point du visage qui renvoie quelque clarté. Le plus petit, campé au milieu du groupe, crache à terre avant de pointer son bout de bois en direction de la ceinture de Joachim et de grogner quelques mots incompréhensibles. Celui-ci recule, en un réflexe. «Ne bouge surtout pas, la lutte serait inégale ! lui murmure Pierre entre ses dents… Je sais ce qu’il faut faire, j’ai voyagé !»

À suivre…

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