Marion des chênes, amour secret de Ronsard
Un roman de Henri Boillot
(Suite du chapitre VI : Où l’on entend parler d’un certain Rabelais et de ses ouvrages sulfureux)
Peletier et Denizot qui relisaient ensemble l’épitaphe de Langey ont fini par s’approcher du libraire et de sa cliente. Le peintre contemple à présent sans retenue les traits délicats de la jeune femme. Il lance des coups d’œil peu discrets à son ami pour se faire présenter. Pierre Lasne comprend enfin et – courtoisement – oriente le regard de sa cliente vers l’artiste qu’il présente.
– Avez-vous déjà été modèle ? demande ce dernier. Si votre père y consentait, accepteriez-vous de poser pour un homme qui sait rendre la beauté dans ce qu’elle a de plus profond ?
Lasne et Peletier rient de bon cœur en observant la surprise du « modèle ». Ils connaissent les défauts de Denizot, dont la prétention n’est pas le moindre, mais ils apprécient sa franchise et audace.
– Puis-je vous demander votre nom ? Le lieu de votre demeure ? poursuit-il.
Elle s’appelle Anne. Anne d’Assé. Elle est d’une branche des seigneurs de ce nom qui ont bâti la parcelle voisine de la grand’ rue qu’on nomme «cour d’Assé», mais dont l’origine prend racine dans un vicomté du nord du Mans. Ses parents y possèdent un modeste manoir qu’ils ont laissé tous trois le temps d’un court séjour en ville pour assister aux obsèques.
– Vous restez donc quelque temps…On peut voir monsieur votre père, alors ? questionne encore l’incorrigible Nicolas.
Anne – dont le visage s’était brusquement coloré – retrouve ses joues pâles et répond, timidement, que cela est possible, qu’on peut précisément le voir dans l’hôtel juste en face.
Le peintre se frotterait les mains s’il ne se retenait pas. Il imagine déjà la belle assise derrière son chevalet, dans le petit atelier qu’il loue dans la rue basse. Elle descendra la rue du Bouquet, laissera la petite église Saint-Pavin sur la gauche et longera le chantier du bel hôtel qu’on construit au-dessus du vieux rempart. Elle heurtera sa porte d’un poing léger et prendra place sur le siège recouvert d’une fine étoffe qu’il aura préparé.
Laissant Nicolas dans ses pensées, Jacques Peletier enroule le papier noirci de son texte et salue Pierre Lasne. La porte s’ouvre sur une rue plus affairée encore que tout à l’heure. Évitant de justesse un marchand et sa mule au milieu de la voie, le secrétaire de l’évêque prend le haut du pavé, remonte vers la cathédrale. Les bourgeois du Mans devisent sur le pas de leur porte, appellent les porteurs d’eau ou les marchands de pain, réprimandent les enfants qui courent en tous sens. Dans la rue flotte aujourd’hui un fumet tenace de poisson frit qui se mêle aux relents écœurants des eaux sales qui emplissent la rigole. Jacques a faim, malgré tout. Après dîner, il prévoit de soumettre son épitaphe à monseigneur. A cette idée, son cœur bat plus fort car il craint le jugement sûr de son évêque. Il lui faudra encore recopier le décret de la petite tonsure de Pierre de Ronsard qui doit lui être remis mardi matin à l’issue de la cérémonie. «Je suis curieux de lire les vers de ce garçon, se dit-il. En aura-t-il seulement avec lui ? Ou m’en dira-t-il ?»
* * *
Tout excité de sa rencontre avec le seigneur d’Assé qui vient de l’autoriser à prendre sa fille pour modèle, Nicolas Denizot descend promptement la ruelle en pente, quitte à glisser sur la terre humide, défoncée par le passage des chevaux. Il se faufile dans l’étroit boyau qui donne accès à l’une des courettes bien cachées de la vue des passants. Ici se trouve, derrière une porte basse et deux fenêtres, la pièce exiguë qui lui sert d’atelier.
Jetant sa cape sur un coffre, il se presse de faire un peu d’ordre. Il huile ses couleurs sur une même planchette, écarte deux ou trois pots vidés de leur vin, ramasse un morceau de pain sec qu’il jettera aux pigeons. «Où vais-je la placer ? A la lumière du jour ? Appuyée sur la porte ? Accoudée au fauteuil ?» Il choisit la dernière solution, prépare une chaufferette emplie de braises que lui donne un voisin. Elle y posera ses pieds, le visage éclairé par la flamme d’un gros cierge ramené de la cathédrale par Jacques.
Nicolas ressort pour héler un marchand de soupe. Il s’en contentera ce midi, trop impatient d’avoir sous les yeux la belle Anne qu’il vient de rencontrer. « Sitôt croisée, sitôt posée ! » chantonne-t-il en remontant vers la grand’rue. Sentant l’air un peu frais, il pense à dénicher un tissu de laine colorée pour couvrir les épaules de son joli modèle. Le marchand du Pilier aux clefs lui prêtera bien cela…
VII – La jeune fille à l’hermine
Où Ronsard tombe amoureux d’un seul regard et se fait dire un poème de François 1er
Elle n’en croit pas ses yeux de biche. Quand elle a pu distinguer les deux garçons sur le chemin tout à l’heure malgré le crépuscule, son cœur s’est arrêté de battre. Elle s’est étalée dans les fougères mortes et le tapis de feuilles en reculant brusquement ; il s’en est fallu de peu qu’ils s’aperçoivent de sa présence. Mais lequel est Pierre ? Celui du béret à plume ou l’autre qui porte un bonnet ? Pourvu que ce soit le premier ! Il est le plus beau, c’est lui qui porte le mieux l’habit, c’est lui le plus élégant !
Marion se cache à présent dans sa chambre où l’une des servantes a ranimé le feu. Elle pense encore à ce que lui disait son père en annonçant le passage de Pierre et de son compagnon : «Vous avez joué ensemble à vous cacher dans les bois il y a dix ans !» Elle n’était alors qu’une toute petite fille. Elle a bien du mal à se souvenir de ce temps lointain. C’était, paraît-il, l’année du mariage de Henri, le deuxième fils du roi, qui doit lui succéder depuis que son frère est mort.
Attrapant sa lampe à huile et son écharpe de laine ocre, elle referme soigneusement sa porte et descend, sans bruit, l’escalier de la tour. Elle passe prudemment la tête à l’entrée de la grande salle, aperçoit la tête des deux garçons par-dessus les dossiers de leurs chaises et puis – trop tard – son père qui se trouve face à eux. Marion ne peut que répondre à l’invitation de celui-ci à venir les rejoindre. Rougissante et presque maladroite, elle s’avance de quelques pas sur la gauche, la lampe à la main, tenant de l’autre un pan de sa robe bleu ciel.
Pierre et Joachim se lèvent d’un bond et, comme un seul homme, s’inclinent vers la jeune fille qui paraît moins de quinze ans. Ils sont pétrifiés par cette naturelle beauté qui leur apparaît dans la lueur de sa petite flamme vacillante, du feu et des flambeaux accrochés aux murs. Marion a le visage ovale et le menton fin, un petit nez charmant, le front bien dégagé sous une chevelure libre qui l’inonde jusqu’au bas du dos. La couleur en est celle de la forêt à l’automne : entre le châtain et le roux. Son col, au corsage de lin blanc entr’ouvert, dévoile une peau délicate bien que colorée par l’air de la campagne, et veinée de bleu. Elle a de longues mains fines. Sa gorge se laisse deviner…
La jeune femme lève enfin les yeux. Pierre et de Joachim peuvent alors plonger leur regard dans celui de Marion. Ses yeux ? Des olives du sud au creux d’un visage d’ange. Les sourcils, bien marqués, viennent accentuer l’impression de force ingénue qui s’en dégage. Mais la bouche offre la fragilité d’une rose qui ne serait point encore éclose… Un bouton qui attend son heure.