Marion des chênes, amour secret de Ronsard
(Suite du chapitre XI : Où Marion se voit prédire une rencontre inespérée)
– Quel faste ! murmure Anne. Faut-il que ce Langey ait été quelqu’un d’important… Mais pourquoi donc l’inhume-t-on au Mans ?
– L’évêque est son frère cadet, il a tenu à lui faire une place d’honneur en son église, lui répond un homme placé à côté d’elle… N’avez-vous pas vu le caveau qu’il a fait creuser dans la chapelle du chevet ? Il compte le surmonter bientôt d’un tombeau moderne à sa gloire, sculpté par un des plus grands artistes du genre.
Anne remercie ce badaud qui semble si bien renseigné. Il a le pourpoint brodé, le béret soyeux et l’allure assurée des commerçants qui ont réussi. Sans doute un des marchands de toile du haut de la grand’rue, très au fait des affaires du clergé avec lequel il travaille. Elle s’apprête à demander le nom de l’artiste, mais un bruit de cavalcade et des cris étouffés à l’arrière du cortège viennent interrompre le dialogue. Ce sont les cavaliers du maréchal qui ont fendu la foule sans ménagement pour attraper un tire-gousset. L’homme est rapidement traîné par les bras entre les deux montures jusqu’à l’extérieur de la muraille. Il sera sans doute battu avant qu’on le jette en prison.
Très vite, le cercle qui s’était formé autour du voleur et des hommes de l’ordre a disparu, comme un trou dans l’eau se referme. La foule tente maintenant de suivre le convoi mortuaire qui gravit lentement les marches du parvis. Tous n’entreront pas : la moitié de l’église est déjà pleine de membres de la noblesse et du clergé, et les petits clercs sont allés se jucher jusque sur les socles des piliers du chœur. Quant au transept nord, le plus lumineux – érigé grâce à la donation de Charles le Bien-Aimé -, il reçoit tous les invités venus du Maine, de Paris et des provinces voisines. C’est, en effet, la meilleure place pour entendre les grandes orgues élevées de l’autre côté il y a tout juste quinze ans.
Marion a finalement suivi le conseil d’Anne, elle cherche les «plumes» qui ne sont pas si nombreuses. Prenant son amie par la main, elle a contourné la masse compacte des fidèles qui forment un essaim recouvrant totalement l’escalier monumental et une partie de la place. Arrivées face à la table de pierre antique qui s’appuie sur l’angle du parvis, les deux jeunes filles se plaquent contre un mur de la nouvelle maison du grabataire : à une dizaine de mètres, Ronsard et Du Bellay leur tournent le dos, en pleine conversation avec Nicolas Denizot, Jacques Peletier et un vieil homme un peu voûté qui porte un bonnet carré. Ce dernier vient d’esquisser quelques pas en arrière, comme pour montrer qu’il ne peut rester ; son visage est rieur, ses yeux pétillants, il incline doucement la tête en s’éloignant. C’est alors que les quatre jeunes hommes se congratulent entre eux. Ils jubilent, cette rencontre semble en être la cause. Tout en continuant de parler, ils s’engagent sur la place du cloître Saint-Michel, marchant vers le porche royal dont l’accès est réservé aux hommes d’Église et aux invités.
Marion est à la fois fébrile et figée sur place.
– Viens ! commande Anne, tu ne peux rien faire à présent, ils sont tous ensemble, les tiens ont déjà fait connaissance avec les miens ! Rentrons à la maison, j’essaierai de savoir tout à l’heure où loge ton amoureux.
Déçue, Marion résiste sans conviction à la douce pression de mademoiselle d’Assé sur son bras. Elle finit par la suivre sur le chemin du retour, dans le haut de la ville quasiment déserté. Les cochons s’en donnent à cœur joie dans le milieu de la rue. Chassés de la place du château, ils ont trouvé dans la rigole de quoi célébrer les obsèques à leur manière. En passant la porte de la cour d’Assé, Anne et Marion manquent de bousculer une bohémienne à peine plus âgée qu’elles avec son petit. Vive comme l’éclair, la main de l’inconnue saisit celle de Marion, puis la tient ferme, enserrée comme dans des pinces. «La bonne aventure, belle madame… Je te dis la bonne aventure !» La prisonnière a tenté de se dégager, sans succès.
Elle lève les yeux vers la jeune femme et s’arrête de bouger en découvrant son regard perçant. «On dirait une magicienne, se dit-elle. Après tout, je ne risque rien et j’ai tout à apprendre ! » Anne soupire en levant les yeux au ciel, elle donne l’ordre à la diseuse de les suivre à la salle du rez-de-chaussée de la demeure, faisant un signe d’accord à l’un des serviteurs de sa demeure.
***
Écartant de sa main presque noire les cheveux qui tombaient sur son visage, la jeune inconnue regarde avec attention la belle Marion qui vient de s’asseoir face à elle sur une chaise. Une chandelle placée entre elles deux fait joliment briller leurs yeux. La bohémienne a repris le poignet droit de «la petite Chesnuère» et lui fait faire un demi-tour – souplement – pour lire dans la paume de la main. Anne se tient dans l’ombre, à distance avec le marmot, tâchant de se faire oublier. Elle espère en apprendre un peu, sinon beaucoup, sur une possible histoire d’amour entre son amie et Pierre de Ronsard. La diseuse de bonne aventure plisse un peu les yeux, fait mine de scruter chaque ligne de la main, y compris le grand M qu’on dit être celui du mariage, celui qui «aime». Elle n’y voit pas encore le délié franc et léger d’un amour très engagé, prometteur d’un avenir sans faille, mais il y a là-dessus de l’enthousiasme et de la sincérité…
– Je vois une belle histoire d’amour avec un grand jeune homme que tu connais, une histoire où tu dois jouer ta part du jeu.
– Comment cela ? Et comment est le jeune homme ? souffle Marion en deux expirations.
– Tu es bien curieuse ! On ne lit pas tout dans la main. Je vois qu’il est grand et, aussi, qu’il a fort belle allure, c’est tout. Mais je vois d’abord que tu devras le retrouver pour le conquérir ; il se trouve dans la ville, il faut l’approcher discrètement, le surprendre comme si tu étais une étrangère !
– Parle, c’est assez ! Dis-moi la manière dont je dois user pour cela !
– Il te faudrait laisser le bel habit de la noblesse que tu portes, te déguiser en femme de la rue ou des chemins, même. Ce serait plus sûr.
Marion comprend le petit jeu de la diseuse, mais accepte d’y entrer. Elle tranche alors :
– Bien, alors dis-moi, combien veux-tu pour tes jupes, tes anneaux, ton foulard et ta chemise ?
La bohémienne sourit en se tournant vers Anne et le petit, lâche la main de Marion pour tendre la sienne en retour.
– Ce sera vingt sols et tu me donnes aussi quelque chose pour m’habiller, dit-elle sur un ton mielleux… Et n’oublie pas de te passer du charbon sur la peau : elle est encore bien trop claire pour ce que tu seras !
L’amoureuse la trouve bien espiègle. Elle semble avancée, malgré son jeune âge, dans les choses qui unissent les femmes aux hommes. Voyant Anne s’éloigner pour quérir des vêtements d’échange, elle demande, rougissante, mais volontaire, en chuchotant presque :
– Tu me sembles savoir les choses de l’amour. Saurais-tu me dire ce qui plait aux hommes quand on les embrasse, quand on se tient près d’eux sur une couche ? Je te donne une livre de plus !