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Marion des chênes, amour secret de Ronsard

Un roman de Henri Boillot

(Suite du chapitre V : Où l’on fait connaissance avec Monsieur de la Chesnuère et sa délicieuse fille)

Comme son nom l’indique, elle est entourée de plusieurs chênaies qui forment un bois immense, sans aucun doute peuplé d’un nombreux gibier.

– Il y a bien du cerf et du sanglier dans ces futaies, commente Pierre qui, parfois, chasse avec son père sur leurs terres de Couture.

– Du loup aussi ! s’exclame Joachim, rassuré d’arriver en terre habitée. C’est une chance de finir notre route ici pour ce soir et je… Mais… As-tu entendu cette broussaille remuée de ce côté ?

9782844921505Pierre répond que non. Que ses oreilles lui font défaut pour ce genre de petits bruits. Ils s’arrêtent, rien ne bouge.

– J’aurais juré, pourtant… Comme une belle bête s’échappant loin de nous !

Passant le saut-de-loup qui borde le pré du logis, ils entendent, plus qu’ils ne voient, la lourde porte de la tour d’escalier s’ouvrir en grinçant, avant d’être éblouis par la vive lueur d’un flambeau. C’est le maître des lieux lui-même qui les accueille. Comment a-t-il su qu’ils arrivaient ? A-t-il un valet caché dans les bois près du chemin ? Serait-ce le bruit entendu, finalement ? D’assez grande taille, il porte barbe et cuissardes. Il a jeté sur son dos une cape de laine claire ourlée de fil d’or et, d’un large sourire, montre de belles dents blanches. Ses cheveux, coupés court, frémissent dans le vent froid de la nuit naissante. Il fait mine de refermer la porte : « Entrez vite, messieurs, l’hiver n’abandonne pas, un bon feu vous attend ! »

Pénétrant dans la grande salle tout de suite à droite, Pierre et Joachim ressentent immédiatement le réconfort de la douce chaleur qui se répand depuis l’âtre. Ils respirent et s’ébrouent discrètement, tels de jeunes chiens refroidis par l’humidité du soir. Sans mot dire, Monsieur de la Chesnuère jette un fagot de sarments de vigne bien secs sur le lit de braises ardentes. Quelques craquements, quelque fumée puis, sans attendre, la flamme jaillit. Une flamme caressante, mordante, dévorante enfin, qui ne fait qu’une bouchée des branchettes taillées l’an passé. Ils sont invités à s’asseoir sur les lourdes chaises qu’on a tirées sous le manteau de la grande cheminée. Là, par habitude, ils présenteront la paume de leurs mains au feu. Leur hôte s’éloigne, appelle un serviteur, ordonne qu’on apporte du vin chaud. Leurs regards se croisent et leurs pensées se rencontrent.

– Où est-elle ? murmure Joachim à l’oreille de Pierre. Demande-le lui, toi qui l’as connue jadis !

L’autre se contente de faire une moue interrogative. Des pas légers se font entendre dans leur dos. Puis le tintement des gobelets sur le plateau que vient déposer un jeune valet.

VI – Naissance d’un portrait

Où l’on entend parler d’un certain Rabelais et de ses ouvrages sulfureux

Dans l’échoppe à la maison du Pilier vert, Pierre le libraire a entraîné la jeune dame du côté de la vitrine où s’alignent les précieux ouvrages qu’il fait venir de Paris et de Lyon.

– Pour la bible, vous l’aurez dans un petit mois, juste le temps de la commander puis de l’acheminer. Mais quel autre désir aviez-vous que je puisse satisfaire ?

En lui souriant franchement, il la dévisage. Il ne l’a jamais vue dans les rues du Mans, ni dans aucune des églises qu’il fréquente, de Saint-Pavin-de-la-Cité à Saint-Pierre-le-Réitéré. Peut-être fréquente-t-elle l’église cathédrale ?

Sous ses voûtes élancées pénètrent, en effet, beaucoup d’étrangers à la ville : commerçants, pèlerins du Mont-Saint-Michel ou de Saint-Martin-de-Tours et, même, de Compostelle. Mais elle n’a pas l’air d’une voyageuse. Sans doute est-elle simplement la fille d’un noble seigneur des environs.

– J’ai appris par un cousin de Paris qu’on peut trouver les deux ouvrages réunis d’un nommé Rabelais, le médecin de feu monsieur de Langey qu’on enterre bientôt.

Le libraire esquisse un sourire entendu. Il comprend que la belle en sait plus qu’il ne semble sur l’imprimerie.

– Je le crois, madame. Cette nouvelle édition vient d’échapper de justesse à la censure de l’université de Paris.

Rabelais compte beaucoup d’amis chez les puissants, Dieu merci ! Je devine que vous parlez des «Grands annales très véritables des gestes merveilleux du grand Gargantua et Pantagruel son fils». Celles-là même qu’il avait signées de son anagramme : Alcofribas Nasier.

La jeune femme acquiesce avec satisfaction. Son père l’a conseillée pour trouver cette adresse, il ne s’est donc pas trompé. Elle a souvent parcouru dans sa bibliothèque le curieux Almanach de Jean de l’Espine édité ici-même en 1534. Un petit manuel qui lui en a beaucoup appris sur l’astrologie et ses applications. À présent, la riche façade de la maison de l’auteur, qui jouxte le pilier vert, n’a plus de secret pour elle. Pour l’heure, elle demande au libraire ce qu’elle doit faire pour se procurer ce livre au goût d’interdit.

– Je souhaite l’offrir à mon père, précise-t-elle, se défendant de faire ce choix pour elle.

Pierre Lasne feuillette une sorte de catalogue sur lequel il copie toutes les adresses des libraires-éditeurs dont on lui demande parfois les ouvrages. Son index finit par s’arrêter dans le bas d’une page.

– François Juste et son successeur Pierre de Tours, répond-il enfin. Mais c’est à Lyon, cela demandera plus de temps que pour nos libraires de Paris !

– Combien de semaines ?

– Parlez plutôt en mois ! Il m’en faut compter un pour que la commande arrive seulement, presque un autre pour imprimer le livre et faire valoir la lettre de change auprès des Florentins car je ne confie pas d’argent… Et le troisième pour voir venir l’ouvrage. Il vous faudra être patiente, malheureusement ! Disons qu’à Paris, vous gagneriez une ou deux semaines.

– Si cela n’est pas possible autrement, prenez donc cette commande, je vous ferai porter l’argent dans la soirée.

Pierre Lasne suppose qu’un exemplaire de ce livre arrivera bientôt au Mans dans le coffre de l’auteur lui-même. Mais il n’y a rien à espérer de ce côté. Son destinataire est le personnage le plus important du diocèse :

Monseigneur Du Bellay, protecteur, avec ses frères, de François Rabelais. Par l’intermédiaire de Jacques Peletier qui pourrait l’introduire, il aurait peut-être une chance de le tenir dans ses mains, de le parcourir ; mais en aucun cas de l’extraire de la bibliothèque du prélat ! Il n’est donc pas utile de le préciser à sa cliente. En revanche, il ne se prive pas de lui dire que le secrétaire-médecin du gouverneur du Piémont accompagne le corps de son maître, et qu’il assistera lundi aux obsèques.

– Vous pourriez le reconnaître dans la foule des notables, c’est un homme assez vieux -une soixantaine d’années – qui sera très certainement dans l’entourage immédiat des chefs du clergé.

Et baissant la voix d’un ton, il ajoute :

– Jacques, que vous voyez ici dans cette échoppe, vous le désignerait volontiers si vous le lui demandez, mais je doute que vous puissiez approcher le personnage !

Illustration : La maison de Jean de l’Espine au Mans, dite aujourd’hui «Maison d’Adam et Eve» (bois gravé de Charles Tranchand).

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