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René Guy Cadou, du Gué-du-Loir à Saint-Calais

article boillot gue du loir auberge bonne aventureQu’il est fin, qu’il est joli, ce poème des Compagnons de la première heure à se lire à mi-voix, sans même avoir besoin d’en comprendre le sens caché ! Et pourtant… Ces quatre « amis venus à la parole » ne sont pas au Gué-du-Loir ce soir-là par hasard !

Nous sommes en mai 1940 alors que toute la France de l’est et du nord prend la route de l’exode. Quatre poètes de moins de trente ans se retrouvent un soir dans une auberge au Gué du Loir, sans doute à l’enseigne de «la Bonne aventure», détournement plaisant du nom du manoir tout proche de Bonaventure.

René Guy Cadou, le plus jeune, est arrivé de Nantes pour retrouver Michel Manoll (lui-même nantais) et Jean Rousselot qui sont dans la région : le premier prof de lettres à Notre-Dame de Saint-Calais, le second commissaire de police à Vendôme  ! Quant à Lucien Becker qui vivait jusqu’ici à Nancy, il y a fort à parier qu’il soit déjà en route pour la future zone libre.

«Buvez du Ronsard !»

Jean Rousselot a raconté cette soirée mémorable en 1992 sur France culture, confondant l’auberge et le manoir voisin du XVe siècle. Il avait alors 77 ans. Son récit, plein d’humour, replace cependant les choses dans leur contexte :

Cette auberge, c’était un des lieux favoris de Ronsard. C’était un bistrot avec une réclame : «Buvez du Ronsard, le favori du poète»… Sur le moment, ce soir-là, on a bien ri. On ne s’imaginait pas que c’était le déclenchement de quelque chose – la guerre – qui allait durer des années et des années et faire couler tellement de sang !

Le flic-poète confesse qu’on avait beaucoup bu sur les bords du Loir : Il y a eu de franches rigolades et, en pleine nuit, on est allés reconduire Manoll à Saint-Calais, chez lui, et Cadou qu’on a du y laisser… C’était encore un gamin en culottes courtes ! Tout ce monde-là complètement beurré, moi conduisant, l’étant peut-être un peu moins que les autres…

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Au volant d’une Matford V8 – cette belle voiture apparue en 1935 – Rousselot n’y voit pas grand-chose sur la route de Mazangé à Savigny-sur-Braye : On nous avait imposé d’occulter les phares… Au retour, un veau jaillit, échappé d’une pâture, je lui suis rentré dedans. Et Becker me dit : «Regarde, Jean, ce veau qui tend vers Vénus une patte suppliante»… Et il s’est rendormi. Toute la nuit, ensuite, il disait à sa femme «Je suis un poisson sans eau.» C’est vous dire que vraiment, on n’avait pas oublié de boire du Ronsard !

Deux flics poètes et résistants

Plus sérieusement, Jean Rousselot rappelle que ce qui les unissait tous quatre était à la fois le refus des Allemands, de Vichy, de la récupération de Péguy «au nom de la fameuse révolution nationale», et de ceux «qui voulaient revenir au pas cadencé de la poésie : l’alexandrin le plus strict, la clarté.» Nous – dit-il – on nous considérait comme des dingos !

Au matin, il est reparti dans son commissariat de Vendôme. C’est là qu’il vivra, quelques semaines plus tard, le terrible bombardement du 15 juin avant d’entrer en résistance, cachant des prisonniers et protégeant des Juifs tout au long de l’occupation, participant enfin à la Libération d’Orléans. Lucien Becker, de son côté, file vraisemblablement avec sa femme vers le sud. Son objectif  : Marseille où il trouve un poste de chef de service au Ministère de l’Intérieur, position dont il usera pour sauver des Juifs.

Neuf mois plus tard, en février 1941, Jean Bouhier, pharmacien-poète nantais, forme L’École de Rochefort dont les principaux piliers sont d’emblée Manoll, Rousselot et Cadou. Les «dingos» entrent alors dans l’histoire de la littérature française…

A la Libération, Cadou, qui n’a que 24 ans et plus que sept ans à vivre, glisse dans son onzième recueil – La Vie rêvée – ce poème(*). Des vers où les prunelles de Moselle (et des yeux de Becker !) remplacent «le Ronsard», et où «la Loire à passer» suggère les heures sombres à venir et la ligne de démarcation tracée peu de temps après.
Cette nuit d’amitié des Compagnons de la première heure, futurs résistants chacun à leur manière, est toute symbolique à quelques mois de l’entrevue de Montoire, si proche dans le temps et l’espace… S’ils avaient su !

Henri Boillot

(*) Poème que le chanteur Gérard Pierron mettra en musique dans les années 1980 pour lui rendre hommage

 

Les compagnons de la première heure

Lucien Becker Jean Rousselot Michel Manoll
Amis venus à la parole
Comme un bruit de moteur à l’orée du matin
Amis lequel de vous s’est réservé mes mains
A l’auberge du Gué du Loir
Tous quatre
On a tiré les lourds vantaux du soir
Lucien rapporte de Moselle
Ses forêts
Et l’alcool ardent de ses prunelles
De Poitiers à Vendôme
C’est Jean qui se promène au bras de son fantôme
Impossible à saisir comme les oiseaux froids
A Saint-Calais au bord du toit
Je reconnais Michel
En train de découper dans le ciel bleu des ailes
Pour le gué du sommeil
Et la Loire à passer
Bonjour au Gué du Loir
Les amis sont passés

 

(in La vie rêvée)

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